LETTRES DU HAVRE
Bernd Hilpert

LE GRAPHISME URBAIN SOUS-ESTIMÉ : LES ENSEIGNES, ENTRE EXPOSITION INDIVIDUELLE ET RÉCIT DE VILLE

Je ne suis jamais allé au Havre. Je connais bien les côtes normandes mais Le Havre n’existe que dans mon imagination, à partir des images que j’ai vues dans divers supports et des histoires que j’ai entendues. Grâce à ses prises de vue, Elodie Boyer élargit mon horizon tandis que Jean Segui prolonge l’histoire sociale avec le réalisme de ses lettres. L’un comme l’autre observent la ville l’oeil grand ouvert, en prenant beaucoup de précautions. Le graphisme urbain est omniprésent, terriblement visible, cependant personne n’y fait particulièrement attention, comme si les signes dans la ville étaient ignorés, au point que les mots pour en parler ne relèvent d’aucune spécialité, ils sont flous, à la différence de ses disciplines voisines que sont l’architecture, l’urbanisme et le paysagisme.

Lettres du Havre révèle différentes catégories de graphisme urbain, cet ouvrage nous amène à observer les villes avec un regard plus aiguisé. Que nous montre ce livre sur Le Havre et sur l’identité des villes en général ?

Lettres du Havre souligne précisément que le paysage urbain ne se construit pas seulement à partir de l’architecture et de l’infrastructure ; au contraire, le graphisme dans l’espace – logotypes, lettrages, enseignes, mobiliers et habillages urbains – forme une strate dominante dans notre environnement quotidien. Les signes offrent une lecture de la ville, ils nous informent sur la fonction et sur le fond, ils affichent des messages, ils nous aident à comprendre, à nous orienter. Parfois, les signes symbolisent la mémoire du lieu, ils deviennent alors recueil historique, monument.

Pour commencer, les signes sont un indicateur des ambitions des ordonnateurs : grands groupes internationaux, pme-pmi, boutiques, sociétés de service, services publics et collectivités territoriales. En effet, derrière chaque signe apparait en filigrane un commanditaire, avec son idée, sa motivation et ses messages particuliers. Chaque signe possède sa propre histoire, dictée par une ambition personnelle et ils deviennent les symboles d’un statut exposé au grand public. Dans la continuité des blasons, des sceaux et des drapeaux, le graphisme urbain est une marque d’appartenance et de pouvoir. Les signes adoptés sont directement reliés au bâtiment qu’ils marquent (et à son éclat). Ils authentifient la propriété, comme s’ils revendiquaient un morceau de terre, à l’image du drapeau américain planté sur la lune. Les signes graphiques urbains affichent la posture la plus manifeste de l’égo et de la culture des ordonnateurs ; il est clair que chaque signe est créé en imaginant précisément l’effet à produire.

Plusieurs contraintes limitent le commanditaire dans ses ambitions. De nombreuses décisions doivent être prises. Le choix qui semble le plus important est celui de la taille de l’enseigne, choix qui est aussi perçu comme la meilleure option pour atteindre l’objectif de visibilité désiré (a priori, plus l’enseigne est imposante plus elle sera visible). Mais le véritable enjeu est de trouver le bon équilibre entre format et conception. En définissant les qualités de l’enseigne ainsi que la manière de la concevoir, le commanditaire et son partenaire de création ont toutes les chances de se différencier des enseignes concurrentes.

Faire les bons choix en matière d’enseignes impose une bonne compréhension des enjeux techniques, esthétiques et économiques de la part du commanditaire comme du designer et du fabricant. C’est une évidence, la contrainte technique génère parfois des solutions inattendues, le contexte préalable posant les conditions de la création. Serait-ce la raison pour laquelle chaque ville possède son lot de bizarreries, d’inventions, de débrouillardises, de montages ad hoc, de résolutions design étonnantes ? J’aimerais nommer ces objets “signes originaux” et ils sont nombreux au Havre. Les pages de cet ouvrage présentent en filigrane toutes les techniques de fabrication ainsi que de nombreuses déclinaisons. J’ai découvert avec grand intérêt les signes particuliers de la ville du Havre : Les traces des peintres en lettres sont encore très présentes, à l’instar du lettrage “Le Havre Porte de l’Europe” p99. Sans aucun doute, la mise en scène de la typographie a été conçue sur mesure pour l’édifice, en s’adaptant à sa forme verticale et courbe. De surcroît, une enseigne peinte sur une surface lisse est la technique la plus économique pour marquer de grands supports. Avec la disparition des peintres en lettres, cette technique de marquage est menacée. Le lettrage “LE HAVRE ” sur la rampe p327 survivra-t-il à la prochaine rénovation ?

Les enseignes en volume demandent un investissement plus important que les lettres peintes. Leur installation est indépendante de la surface à marquer, elles affichent la volonté d’être visibles de loin. Par exemple, il serait impossible que la devise “Liberté Égalité Fraternité” sur l’Hôtel de Ville p111 soit peinte. Sucre Océane p65 et Hôtel Marly p220 sont deux enseignes qui invitent au respect : chaque lettre est fabriquée puis fixée séparément ; ces enseignes répondent aux exigences de qualité et de durabilité formulées par leur ordonnateur. Le lettrage en volume est plus présent que des lettres peintes, il occupe davantage l’espace, c’est peut-être d’ailleurs pour cette raison que la mise en garde “No Smoking” sur le chimiquier p86 est conçue selon cette technique. Lorsque les enseignes sont lumineuses, un cran de visibilité supplémentaire est atteint, qu’il s’agisse de simples caissons lumineux fabriqués en plastique moulé comme l’enseigne historique Total p79, ou des nombreuses enseignes de centre-ville réalisées à partir d’assemblages variés de caissons et de faces lumineuses.

Afin d’améliorer encore et toujours leur visibilité, les enseignes ont été positionnées perpendiculairement au bâtiment en adoptant ainsi un affichage double-face (il s’agit d’enseignes dites “drapeau”). Cet appétit insatiable de présence a trouvé son paroxysme dans les enseignes perpendiculaires, double-face, s’étirant interminablement à la verticale, ce qui permet d’augmenter encore la surface d’affichage et de supporter des noms longs, tout en s’amusant des réglementations locales en matière de signalétique urbaine. Quand la taille du caisson devient trop importante, ou que l’enseigne est trop grande et trop haute pour la pose, alors l’enseigne se divise et adopte un caisson lumineux par lettre (voir l’exemple de Théâtre p148). J’aime beaucoup cette enseigne, preuve que le contexte et les contraintes sont facteurs de création, d’originalité et d’authenticité. Cette course à la visibilité verticale correspond à une époque où l’enseigne revêtait un caractère publicitaire, elle faisait office de réclame (et attirait le client, à la recherche d’un hôtel par exemple, p222-223).

La sensibilité grandissante à la pollution visuelle, et notamment à celle des enseignes lumineuses, nous permet désormais d’observer de nouvelles tendances. C’est ainsi qu’apparaît l’essor des lettres individuelles, matérialisé sous forme de lettres-à-lettres p228 ou de lettres découpées rétro-éclairées p191. Cette tendance s’inspire directement de l’enseigne néon, que l’on trouve encore aujourd’hui, comme l’enseigne Monoprix p276. Toutefois, le traitement des enseignes en lettre-à-lettre n’échappe pas aux contraintes techniques liées à la taille des lettres et à leur exposition à un environnement particulier. J’imagine d’ailleurs que ces contraintes ont joué un rôle majeur dans la création de la magnifique enseigne du navire FRANCE exposée au Musée Malraux p152, un assemblage de plusieurs caissons lumineux forcément rectilignes, solidement implantés et impérativement résistants à l’hostilité du milieu marin (humidité, étanchéité, dilatation, sel, corrosion, variation de températures, prise au vent…).

L’innovation en matière de technique de fabrication nourrit également la création, l’apparition de la technologie LED par exemple offre de nouvelles possibilités. Les enseignes travaillées directement sur la surface du bâtiment, en relief ou en creux, forment une classe à part, il s’agit d’ailleurs souvent d’enseignes réservées aux services publics. Semblables à une légende sur un monument, elles sont censées s’inscrire dans une forme d’éternité (Sortie, École de filles, p117). Ces lettres gravées ou sculptées survivent au changement de destination du bâtiment, à l’image de l’enseigne BAR p226. L’évolution de la forme d’occupation des locaux, prioritairement loués, a des conséquences directes sur la manière d’aborder la signalétique qui doit désormais rester modulable et souple d’emploi : la signalétique sur un bâtiment n’est plus conçue a priori, elle est devenue un simple accessoire. La conséquence visuelle directe de ce phénomène aboutit à des enseignes qui donnent désormais le sentiment d’être accrochées comme des timbres sur des façades.

Enfin, nous distinguons des solutions signalétiques qui dépassent les standards habituels. Elles possèdent une force originale et personnelle, elles conjuguent les contraintes liées au contexte, les techniques disponibles et la créativité du commanditaire, du designer ou de l’artisan : la typographie de la signalétique intérieure des Bains des Docks dessinée suivant le joint des mosaïques p137, les poteaux moulés en béton pour indiquer les divisions du cimetière Sainte-Marie p120, l’enseigne drapeau du cinéma avec la mise en volume de la pellicule et du clap p203, le lettrage Normandie Building précisément intégré dans le bâtiment p232, l’enseigne des Bains Maritimes posée sur des cabines de bain p316, l’ancre marine sur fond carrelé p345 ainsi que de nombreuses autres créations originales présentées dans cet ouvrage.

La collection d’enseignes synthétisée dans Lettres du Havre forme un ensemble charmant et remarquable car ces enseignes sont singulières, elles sont pour la plupart conçues sur mesure pour habiller un site particulier. Elles réagissent au contexte et s’inscrivent dans l’espace urbain. Chaque signe révèle une ambition humaine, individuelle ou collective. L’ensemble forme une représentation pertinente de la ville, associée à une époque, comme une seule et unique photographie. Cette collection de signes révèle l’identité du Havre, elle repose sur des personnes qui décident des signes qui vont s’accrocher dans la ville.

Que pouvons-nous apprendre de tous ces exemples ? Chaque enseigne devrait être considérée comme un signe original, jamais deux fois le même contexte ni la même surface d’application. L’objectif d’uniformité et de cohérence, commun à la plupart des marques actuelles, devrait sans doute être défini d’une nouvelle manière. Cela impliquerait que les grands programmes signalétiques devraient élargir les types d’enseignes à disposition et qu’une plus grande attention devrait être portée à la programmation de chaque site, pour en faire des projets tous pertinents, des signes originaux.

La question des enseignes, de la signalétique et du graphisme dans la ville n’a pas la place qu’elle mérite, elle n’est pas débattue comme elle le devrait. Au-delà de l’architecture, les signes dans la ville sont la syntaxe de l’espace public, ils constituent un aspect important de l’identité locale. Habillages, lettrages, enseignes, mobiliers urbains, graphisme architectural, sont des sujets d’importance autour desquels doivent s’organiser des débats sérieux qui devraient permettre la définition d’une discipline propre avec ses règles et ses pratiques professionnelles.

Le livre Lettres du Havre affûte les yeux et stimule le regard de manière esthétique et pédagogique. Il faut espérer désormais qu’il contribuera à renforcer l’attention portée à ce sujet fascinant.

Bernd Hilpert est né en 1970 à Bâle. Il est diplômé
de l’Université de Darmstadt en Allemagne et de
l’ENSCI – École Nationale Supérieure de Création
Industrielle – à Paris. Spécialisé dans le design
d’espace public, d’enseignes et de programmes
signalétiques, il dirige l’agence unit-design basée à
Francfort et travaille pour de nombreuses grandes
marques internationales.