NÉ À LE HAVRE
Je ne vis plus au Havre, mais je suis pour toujours natif du Havre. C’est pour moi une sorte de port d’attache, au sens où j’y ai des attaches, et où j’éprouve de l’attachement pour la ville. Le centre reconstruit est le lieu de mon enfance et de mon adolescence ; son inscription au patrimoine de l’Unesco m’apparaît comme une reconnaissance justifiée de son esthétique et de sa cohérence (quoique par endroit inachevée ou malmenée) ; aujourd’hui, j’aime y flâner, j’observe en visiteur son évolution, j’ai pour elle des aspirations.
Lettres du Havre propose à son lecteur un regard double et inédit sur la ville : un regard expert en identité visuelle des marques et en typographie, celui d’Elodie Boyer, et un regard littéraire, celui de Jean Segui, ouvert à la diversité des écritures épistolaires. Leur lecture est parallèle, le verbe s’ancre dans l’image, mais les deux regards diffèrent fondamentalement : l’un est documentaire et analytique, l’autre fictionnel et volontiers ironique. Cet écart peut surprendre, là où on aurait pu attendre le même travail documentaire à partir de lettres réellement envoyées du Havre, mais le parti pris du livre est résolument contemporain et subjectif. Il observe les signes de la vie économique et sociale d’aujourd’hui (marques, enseignes, signalétiques), et s’inscrit dans ce qu’on ne perçoit peut-être pas encore comme « l’imaginaire du début des années 2010 » : le retour du tramway dans les villes françaises, Il ne viendra jamais pour cause de travaux (p. 80) ; l’inclusion du Havre dans le projet du Grand Paris, La recette du Paris-Le Havre (p. 126), le quinquennat de Nicolas Sarkozy, La lettre inévitable (p. 46) ou le pontificat de Benoît XVI, L’initiative salutaire (p. 64) ; ou encore le souvenir du 11 septembre, qui renvoie subtilement, page « 44 », à celui d’un 5 septembre, Mémoire vive.
Certains textes se détachent par leur caractère « méta » : ils parlent des auteurs (p. 110, Retour aux sources évoque l’arrière-grand-père Boyer) ou mettent en abîme leur entreprise (p. 220, La lettre de refus est celle d’un éditeur imaginaire qui donne un avis négatif et drôle sur Rêves du Havre, double fictif de Lettres du Havre). L’éloge de l’enseigne de La Galerne (p. 224) rend un hommage mérité à la librairie qui diffuse le livre — indispensable havre de lecture dont l’entrée, à l’angle Nord-Nord Ouest du bloc, s’expose au vent dont il porte le nom. Enfin, Elodie, par la plume de Jean, adresse une demande explicite de collaboration aux éditions de L’école des loisirs (p. 219) : pourquoi, en effet, ne pas profiter de ce conséquent travail éditorial pour passer des messages, et pourquoi ces messages ne seraient-ils pas à la fois cordiaux et commerciaux ? Je profite d’ailleurs de cet article pour exprimer ma propre gratitude aux responsables de la collection Lutin Poche, voilà qui est fait.
En tant que natif, c’est précisément le regard extérieur des deux auteurs qui m’intéresse le plus à la lecture de Lettres du Havre : un œil curieux, à l’acuité particulière, documenté plutôt que fondé sur des souvenirs.
Elodie Boyer fait surgir l’évidence qui probablement échappait à beaucoup : la richesse sémiotique des marques et des signes qui peuplent la ville et le port. Elle analyse en détail leurs différentes temporalités, de ceux qui font pour longtemps partie de l’architecture à ceux dont l’impréparation trahit le caractère éphémère. Avec, à l’arrière-plan, la rotation permanente des marques maritimes, de passage mais pérennes, faisant légitimement partie du paysage. Elle pointe en particulier l’enjeu de la cohérence de ces signes, en soi, vis-à-vis de leur émetteur et dans leur contexte visuel immédiat, et le surcroît de responsabilité pour ceux qui sont chargés de les faire vivre dans la cohérence du système Perret.
Jean Segui, lettre après lettre, capte la ville sous plusieurs angles : métaphorique, « Le Havre est une ville moderne où l’on se sent jeune » (p. 60) ; trivial, « Je m’ennuie au Havre parce qu’il n’y a rien à faire » (p. 226) ; politique, « Le Havre, depuis Perret, porte une forme indicible mais quasi permanente de latente contestation » (p. 102) ou encore grave et emblématique, « Le Havre est une ville qui plaide silencieusement pour la paix » (p. 274). Il en saisit ainsi respectivement la modernité fondatrice, que la ville porte toujours en elle ; l’atmosphère provinciale, malgré la vocation portuaire et internationale ; l’attachement à une vision populaire (versus élitaire) de la culture, telle que l’incarnent le Musée Malraux ou la Maison de la culture (quoi de plus « latent contestataire » qu’un volcan ?) ; et enfin l’inscription de la ville dans l’Histoire, donc dans la mémoire. Et quel meilleur avocat pour la paix qu’un Monument aux morts miraculeusement épargné de la destruction, ou que le clocher de l’église Saint Joseph, phénix et signature architecturale de la ville nouvelle ?
Plus largement, le livre explore l’identité du Havre et interroge donc le rapport que chacun peut entretenir avec la ville où il vit. Il ne s’agit pas d’esprit de clocher mais de se demander si et comment l’identité d’une ville imprègne ceux qui y sont nés et ceux qui y vivent. La ville a-t-elle une influence, même enfouie, en filigrane, sur le rapport à l’espace, au temps, sur les représentations, la sensibilité, le regard, entendu comme compétence ? Lettres du Havre me pose ainsi la question suivante : en quoi suis-je Havrais ? Je dois avouer qu’il m’est difficile d’y répondre, même avec le recul de l’expatrié. En revanche, il me semble indéniable que la ville a été pour moi une silencieuse préceptrice.
Le Havre m’a initié à l’architecture, à l’esthétique orthogonale et à l’harmonie tramée d’Auguste Perret, puis, par contre-exemple, à la liberté formelle d’Oscar Niemeyer, comme pour marquer les deux tendances fondamentales, rationaliste versus naturaliste, qui traversent l’histoire du design. Le Havre m’a initié au rêve (la silhouette du France dans l’embrasure de la Porte Océane) et à la déception (les adieux au paquebot désarmé depuis le quai des Abeilles), donnant ainsi une leçon inaugurale sur les enjeux de l’évolution des technologies et des usages, dans une économie mondialisée. Le Havre m’a initié à la sociologie (ville haute-ville basse, inversement placées sur l’échelle sociale), en même temps qu’au mythe ouvrier (les décors de cinéma du quartier de l’Eure) et à l’idéal bourgeois (l’entre soi des villas de Sainte-Adresse).
Enfin, Le Havre, forcément, m’a initié à l’histoire, ou plus exactement à la lecture de ses traces dans le tissu urbain (comme pour anticiper ma lecture, passionnée, de L’invention de Paris, d’Eric Hazan, paru en 2003). Né en 1966, je n’ai jamais connu qu’une ville achevée, parfaitement neuve, sans baraquement provisoire, sans terrain vague, sans grues. La guerre, pourtant à seulement une vingtaine d’années de distance, n’était déjà plus que dans les livres et à la télévision, et dans les mémoires, peu disertes. La progressive prise de conscience de l’invisible présence de « l’ancien Havre » a été pour moi une école du regard, de l’espace et du temps. Par petites touches, là où le plan de Perret rencontre son prédécesseur, là où la ville change légèrement de niveau, où l’orthogonalité est biaisée par de vieux tracés rescapés, où les nuances du béton cohabitent avec les contrastes colorés de la brique. Entre les rues Béranger et Bellanger, au pied du quartier Saint-Vincent, où s’élance le Boulevard François Ier. Dans la rue du Perrey (cette homonymie m’a toujours intrigué), qui semble résister à la ligne droite et impose aux façades quelques bizarreries. Derrière le Museum d’histoire naturelle, ou rue du Petit Croissant, dans le quartier Saint-François, où certaines perspectives s’arrêtent net, contre un mur plus jeune ou dans le vide. Il ne s’agit pas de nostalgie (on ne peut regretter que ce qu’on a connu, me semble-t-il), mais bien d’une attention particulière à ce qu’on a déjà appelé des « ready-made urbains » (Cf. le livre éponyme de Chrisophe Lab et Pascale Jausserand, préfacé par Paul Virilio, 2000), qui interrogent et parfois racontent quelque chose de la ville, pour qui prend le temps de les regarder.
Finalement, l’identité d’une ville se donne aussi à lire dans la façon dont son tissu urbain et ses détails architecturaux révèlent et en même temps résolvent, avec plus ou moins de grâce, les événements qui font son histoire. Sous les signes, le bâti, loin d’être inerte, produit du sens.
François Maréchal est né au Havre en 1966.
D’abord tenté par l’architecture, il a étudié
l’art et la communication, et a fait son métier
de la sémiotique appliquée aux marques,
à la publicité et au design, parallèlement
aux études qualitatives. Il travaille en
indépendant, entre Paris et Düsseldorf.
Et, bien sûr, Le Havre.