IDENTITÉ, IMAGE, BEAUTÉ ET NOSTALGIE : UNE ÉTRANGE AFFAIRE
Je suis née au Havre. Toute mon enfance, toute mon adolescence, j’ai entendu ressasser un attachement paradoxal à cette ville où nous grandissions sans l’avoir choisi : ses habitants n’en étaient pas fiers. Pire, ils ne l’aimaient pas. Ils étaient fortement havrais dans ce désamour commun, cet orgueil de ne pas faire corps avec le lieu où ils vivaient. Le reste du monde le leur rendait bien. Il suffisait, en vacances, de dire que l’on vivait au Havre pour que la pitié s’exprime. La ville avait l’image d’un repoussoir. Personne n’aurait envisagé d’y séjourner pour le plaisir, tout le monde comprenait d’autant mieux qu’on ait fui bien loin pour quelques semaines d’été. J’ai des souvenirs de vacances où tout le monde connaissait Le Havre sans y avoir mis le pied. Une ville que l’imaginaire situe bien plus au Nord qu’elle n’est vraiment. Une ville portuaire bien avant d’être normande, tant les poncifs qu’on lui accole sont éloignés des charmantes mythologies de la pomme, des bocages et des vaches. Aujourd’hui encore, aller passer le week-end en Normandie ou aller le passer au Havre restent deux destinations étrangement distinctes. Les représentations font peu de cas de la géographie.
Je suis née ici en 1972. Pour nous Havrais, je pense vraiment que notre identité n’était pas dans notre ville. Si tant est que cette formule ait un sens, car je ne crois pas qu’on se pose spontanément la question de son identité. Ou alors quand un sentiment d’insécurité chamboule les coeurs et les esprits et amène à discourir sur un sujet qu’il n’est jamais bon signe de devoir poser. J’aime ce projet des Lettres du Havre. Enquêter sur les lettres dans la ville, parcourir les rues à la lumière d’une lorgnette éclairante car inattendue, inespérée, au final pleine de révélations. Croiser les lettres-signes et les lettres épistolaires, les traces et la fiction. Lire un lieu au propre comme au figuré. Mais je suis viscéralement réfractaire à toute idée de définition de l’identité de la ville. Je ne veux tout simplement pas me poser cette question.
Dessiner l’identité d’une ville est un projet qui me semble aussi scabreux que d’esquisser l’identité nationale. Dire “je suis française” ne signifie pas que je partage une idée consensuelle de “la France”. Dire “je suis havraise” ne signifie pas que je crois raisonnable de définir l’identité du Havre. Lettres du Havre est un mouvement, une tentative pour comprendre ce qu’on n’arrive jamais bien à saisir et qui fait pourtant l’essentiel d’une vie humaine : la culture. J’aime ces Lettres car ses auteurs savent bien que leur livre est un geste. Ils interrogent plus qu’ils n’affirment. Ils ne portraitisent pas Le Havre. Ils esquissent mais ne dépeignent pas. Ceci n’est pas une belle ville. Le Havre est une ville-manifeste. Pas une ville laide pour autant. Une ville qui ne se préoccupe pas d’être belle, une ville qui n’a rien de joli. Une ville qui ne ressemble pas à Rouen, capitale régionale et départementale. Une ville sans centre-ville piéton, sans centre-ville du tout.
Une ville faite pour empiler les gens dans des habitations et pour aligner les entreprises pour que les habitants travaillent, tant bien que mal. Parce que c’est d’abord à cela que servent les villes. Une ville de labeur au bord de la mer. Une ville dure, sans concession. Une mer qui n’est ni chaude ni claire. On peut savoir que sa ville n’est pas belle et y vivre bien. Il me semble qu’on peut même dire qu’on ne l’aime pas et l’aimer quand même, au jour le jour. Ici l’espace est déplié, par comparaison la plupart des autres villes paraissent confinées. Une ville hors-format, aux avenues larges, ouvertes sur le ciel. Une forme urbaine qui donne l’impression de ne pas brider les éléments naturels.
Le Havre a pour moi une odeur : celle de la mer par vent d’Ouest et de la pétrochimie par vent d’Est. Cette ville n’offre pas la protection d’une ville, elle ne sent même pas la ville. Elle est le contraire d’un cocon. Rien de mignon, de coquet, de douillet. Le centre du Havre – il en faut bien un, même s’il ne correspond pas à l’idée que tout un chacun se fait d’un centre-ville – n’est pas à la mesure des hommes, il n’offre pas le chatoiement des médinas ou le labyrinthe des ruelles occitanes. Il est le fruit d’une idée de centre-ville, un concept déployé, un schéma directeur posé sur le sol, une organisation géométrique très éloignée du bordel spontané des hommes. Une rationalité chosifiée. Une ville à angles droits, une ville tout en arêtes, où le souffle marin et les cris des mouettes effacent le brouhaha des passants. Mais encore faudrait-il qu’il y ait ici un brouhaha. La foule n’est jamais compacte sur les trottoirs larges et disséminés.
Les vastes terrasses Perret, qui ailleurs seraient travaillées en petits coins paradisiaques, restent au Havre désespérément vides. Cette configuration ne laisse pas seulement une place exceptionnelle au ciel. Elle offre un espace d’affichage étonnant aux logotypes. De la ville haute s’étale le panorama sur la ville basse. Ses usines, ses car-ferries, ses cargos, ses porte-containers, ses containers entassés. Et sur chacun, des accumulations de lettres exceptionnellement visibles, immenses, circulantes, à flancs de bateaux et de camions. Il aura pourtant fallu que je lise les mots d’Elodie Boyer pour en prendre conscience. Car toutes ces marques industrielles n’ont pas la force évocatrice des marques de grande consommation. Elles sont là, on ne peut pas ne pas les voir… et pourtant on ne sait pas qu’on les as vues, on n’arrive ni à répéter leur nom ni à comprendre qui elles sont.
La ville se caractérise par la présence de ces signes à nul autre pareils, là, imposants, imposés, mais pas vraiment perçus. Toutes ces marques qu’on jurerait n’avoir pas remarquées. Tous ces signes dont la répétition ne provoque pas la mémorisation. Je les ai vues des milliers de fois, je suis incapable d’en citer aucune, je suis incapable de décrire un seul des logotypes. Et pourtant, Le Havre n’est plus Le Havre sans ces marques portuaires, qui nous disent que nous sommes dans un grand port européen. Car cette ville est d’abord un port. Y compris pour tous ceux de ses habitants qui n’ont pas d’activité professionnelle portuaire, qui ne montent jamais sur un bateau, qui ne se promènent que rarement sur les quais. La ville est faite de logotypes venus d’ailleurs, à peine débarqués et déjà en partance. Elle se lit dans ces noms de marques que la plupart des Havrais ne lisent probablement pas. Une culture commune et inconnue de presque tous. Un patrimoine partagé et tellement pas patrimonialisé que nul n’en a ne serait-ce que conscience. On ne peut pas se sentir vraiment chez soi dans une ville qui expose tant de signes sur lesquels on n’a décidément aucune prise. Toutes ces lettres absconses, autant de traces de passages.
Elodie Boyer révèle une autre spécificité essentielle de cette ville : l’absence de centre-ville, de rue principale. Elle photographie la rue de Paris. Mais c’est une rue peu fréquentée. Cette absence de lieu de confluence et d’affluence a pour effet de repousser les magasins franchisés. Les enseignes nationales et internationales ont récemment trouvé un accueil dans deux centres commerciaux, Coty (1999) et les Docks (2009). On ne croise donc que très peu les logotypes des grandes marques dans les rues, occupées par les petits commerces mais aussi, de manière chronique et inquiétante, par des panneaux “fonds de commerce à louer / à vendre” accrochés sur des vitrines sales. La prédilection d’Elodie Boyer pour ces boutiques anciennes, simples et parfois désuètes, fait peu de cas d’un autre ressenti, à la fois iconoclaste et couramment répandu : si les rues du Havre ne ressemblent pas aux centres commerçants d’autres grandes villes de 200 000 habitants, c’est au prix d’une frustration et d’un mépris prononcé pour la ringardise de ces boutiques où un jeune Havrais n’a pas vraiment envie de s’habiller. Car après tout, vivre dans une grande ville, c’est aussi avoir le droit d’accéder à la mode et aux marques.
L’identité ne se capte que dans un regard. Et la somme des regards ne permet pas de saisir l’identité. J’ajouterai que tout regard est politique. J’en apprends autant, dansLettres du Havre, sur Elodie Boyer et sur Jean Segui que sur Le Havre. Ce n’est pas une critique. C’est même très loin d’en être une. Je comprends mieux Le Havre – ma représentation du Havre – maintenant que je ne suis pas d’accord avec eux sur tout ce qu’ils écrivent, et peut-être même, surtout, quand je suis en désaccord avec certaines de leurs interprétations. La nostalgie de la Belle Époque m’agace. Tout comme l’addiction à la pureté des signes et des identités visuelles. Une ville n’est pas une cathédrale et j’aime bien que ses habitants y sèment des signes criards, bigarrés, éphémères. J’aime que les marques jouent avec leur habillage, quitte à changer de tenue plus souvent que de raison. J’aime les mélanges. Je n’aime d’ailleurs pas que Le Havre n’en pratique pas davantage – car si la culture était dictée par la géographie, cette ville-estuaire donnerait probablement plus à voir des cultures qui s’y sont enracinées que son seul quartier breton.
Les lettres sont faites pour être lues et les lectures sont affaire d’interprétants. L’identité d’une ville ? La chercher ailleurs que dans les cartes postales, comme le font avec bonheur Elodie Boyer et Jean Segui, c’est encore la présupposer. C’est postuler un sens, une raison d’être, un noyau dur. Le Havre est une ville martyrisée par la deuxième guerre mondiale, détruite puis reconstruite avec une unité imposée qui ne peut que donner corps à une certaine cohérence. Cette ville-ci est une projection architecturale, une tentative pour figer une idée de ce qu’est une ville. La question de l’identité s’y pose donc assez naturellement.
Et quand bien même ? Une ville n’a d’identité que dans les regards de ceux qui l’interprètent, de passage ou tout au long d’une vie. L’Histoire ne rejaillit pas quotidiennement dans les histoires. Elle fait sans doute plus sens pour les passagers que pour les titulaires. Elodie Boyer et Jean Segui posent sur la ville un regard de visiteurs. Ils la regardent parce qu’ils l’ont choisie. Mais dans une ville comme Le Havre, une ville ouvrière, une ville plus clivée que vraiment métissée, une ville dont les banlieues sont des quartiers, les habitants n’ont pas l’impression d’avoir choisi grand-chose. Ils sont nés ici. Ce n’est pas négligeable, cela oriente une vie. Mais je préfère penser que l’identité se construit dans des choix, pas dans des héritages.
Définir l’identité d’une ville ? Le projet me semble n’avoir de sens que dans sa gageure. L’identité mue, se vit, s’exprime, cela ne signifie pas qu’elle peut se dire. Un regard expert n’est pas gage d’un supplément de vérité. L’identité de la ville est une poétique, une élaboration plus ou moins partagée. Une ville n’est pas une marque et une marque n’est pas une personne. Nul n’est détenteur ou prescripteur de l’identité de la ville. Une ville n’a pas de sexe. Elodie Boyer et Jean Segui parlent à plusieurs reprises de la “virilité” du Havre. Je ne saurais dire si au jeu du portrait – et si c’était une personne ? – j’aurais spontanément représenté Le Havre comme une femme. Mais en tout cas l’insistance à décréter sa “virilité” m’a interpellée. Je n’ai jamais pensé au Havre comme à un homme. Disons qu’au jeu de la métaphore, j’aurais plutôt décrit une femme indifférente aux regards, qui ne se préoccupe pas de séduire et se moque de l’image qu’elle donne. Ou plus exactement, je crois que toutes les villes se déclinent pour moi au féminin, tout simplement parce que je pense en français et que ma représentation des choses passe par le genre que la langue leur a donné. L’identité est une étrange affaire.
Je ne regarderai plus jamais Le Havre, la ville où je suis née et où j’ai grandi, de la même façon. Ses lettres me parleront.
Valérie Patrin-Leclère est née au Havre en 1972.
Elle n’y vit plus mais y revient souvent. Elle est
universitaire (Celsa université Paris-Sorbonne)
et travaille sur les processus de communication.